LA VIE
COMME VOCATION
Il m’a été demandé d’intervenir sur le thème de cette rencontre, “ La
vie comme vocation” et, pour cela, je le ferai en deux temps. J’espère répondre
à cette attente en réfléchissant sur différent aspects de la vocation, une
réalité qui suppose la rencontre de deux libertés : l’absolue liberté de Dieu,
qui appelle, et la liberté des êtres humains, qui répondent à cet appel. Dans
un premier temps, nous nous arrêterons à la rencontre de ces deux
libertés.
Ce que je veux vous offrir,
c’est l’expérience d’un pèlerin, un
départ qui doit continuer à donner du sens à l’exode qu’un religieux fait
depuis sa première profession religieuse. L’expérience d’être des pèlerins est
un point de départ utile pour notre réflexion. S’il est vrai que l’Eglise se
comprend comme un Peuple Pèlerin(1), les religieux et les religieuses sont
appelés à donner un témoignage particulier à cette vérité que “nous n’avons pas
ici de cité permanente” (Heb. 13,14), puisque notre vocation devrait nous
conduire «progressivement à une pleine configuration au Christ» pendant un
«pèlerinage terrestre» où nous «nous pressons en direction de la source
inépuisable de lumière».(2)
Le pèlerinage est une
expérience sacrée que l’ont retrouve dans de nombreuses grandes religions et
cultures. Il est intéressant que la notion de pèlerinage perdure dans certaines
sociétés où les autres expressions religieuses traditionnelles ont été
absolument éliminées à cause de l’influence ou l’impact de la sécularisation
croissante. Il est également vrai que chacun de ces sociétés peut identifier
dans ses propres frontières un si ce n’est plusieurs lieux de pèlerinages qui
continuent à être populaires même si les autres indicateurs religieux
diminuent.
Peut-être en est-il ainsi
parce que le pèlerinage est une sorte de paradigme exprimant la manière dont
nous autres, êtres humains, nous expérimentons la vie. Nous percevons, ou du
moins nous espérons, que nos vies ne doivent pas être simplement comprises
comme le résultat d’une collision d’atomes qui s’est produite par hasard, le
résultat d’un destin aveugle ou de pulsions biologiques. Nous savons que nos
vies commencent quelque part et nous percevons, ou du moins nous espérons, que
nos vies mènent quelque part. Et comme des pèlerins continuent à se diriger
vers un sanctuaire qu’ils ne voient pas, nous choisissons également de
découvrir un sens au voyage qu’est notre vie “en marchant” vers un lieu ou une
Personne que, souvent, nous ne faisons qu’entrevoir «comme un reflet dans un
miroir, simplement des rides» (1 Cor. 13, 11).
Le caractère sacré d’un
pèlerinage ne s’expérimente pas simplement quand on atteint le but. La vocation
d’un pèlerin est également vécue au jour le jour, à chaque heure et à chaque
minute du voyage : à chaque étape que l’on franchit dans une dimension de foi.
Lorsque nous parcourons le voyage de la vie, nous prenons conscience d’un
paradoxe : nous changeons radicalement durant notre cheminement tout en restant
les mêmes. C’est-à-dire que nous pouvons repérer des étapes importantes ou
identifier des moments particuliers que nous traversons alors que le cœur de
notre identité demeure mystérieusement inchangé.
Une métaphore courante est
utilisée pour ce paradoxe, celle d’une journée qui a un matin, un après midi et
un soir, chacun perçu de manière distinct et cependant chacun fusionnant en un
seul ensemble. Chaque phase de la vie, bien qu’elle se fonde dans le tout de
l’existence, a une valeur autonome qui devrait être appréciée comme telle car
elle n’est pas simplement la préparation de l’étape suivante.
L’expérience d’une attirance
fondamentale ou, si vous préférez, la découverte d’un «trésor caché» ou «d’une
perle sans prix» dont la possession nous pousse à «vendre tout ce que nous
avons» (Mat. 13, 45-46) est une manière de décrire une vocation. Dans ce sens,
notre vocation exprime également le choix fondamental qui conditionne le cœur
de notre être et demeure inchangé, même quand du matin de la vie nous passons à
l’après midi avant d’arriver au crépuscule de notre existence. Avant d’entrer
dans la notion de la vocation religieuse, nous pouvons nous demander:
comment pouvons-nous dire que le pèlerinage d’une vie est une
vocation?
En préparation de la 49e
Journée Mondiale de Prière pour les Vocations, Le Pape Benoît XVI nous rappelait que la vérité profonde de notre
existence est contenue dans un mystère surprenant: chaque créature, et en
particulier chaque être humain, est «le fruit de la pensée de Dieu et un acte
de Son amour, un amour qui est sans limite, fidèle et éternel (cf.Jer.31,3). La
découverte de cette réalité est en vérité ce qui change profondément nos
existences».(3) Face au mystère de l’existence humaine, la foi chrétienne
affirme que l’homme et la femme existent parce qu’ils ont été appelés à vivre
par leur Créateur. Vue dans cette perspective, chaque vie humaine est une
«vocation», un appel à être et à grandir en communion et en solidarité avec
autrui.
Dès lors, cette vocation est
dès le début un don gratuit de Dieu (un charisme) et tout à la fois une tâche à
accomplir ici et maintenant (un engagement). Charisme et engagement, vocation
et mission sont les deux côtés d’une même médaille ou d’une même réalité
théologique: la vérité est que nous ne sommes pas seuls, nous ne sommes pas
perdus au milieu d’un univers impersonnel et froid. Quelles que soient les
circonstances particulières de nos existences, nous sommes toujours en relation
avec le grand Mystère, qui est à l’origine de tout. C’est un Mystère personnel,
que nous appelons “Dieu”, qui nous aime et attend une réponse d’amour de tout
homme et de toute femme.(4)
A l’écoute de la Parole
Le pèlerinage de nos vies
peut nous conduire par exemple jusqu’à Lourdes ; et alors cette réflexion
ne pourra s’empêcher d’être conditionnée par la présence de deux femmes : la
Vierge Marie et une jeune paysanne, Bernadette Soubirous. L’histoire de Marie
telle qu’elle est racontée dans l’Evangile de Luc, et la brève vie de
Bernadette, qui est reprise dans des livres et des films, partagent des points
de convergence importants et peuvent nous aider à comprendre en quoi notre vie
est vocation. Le cheminement de Bernadette et celui de la Mère de Dieu nous
présentent des vies qui sont des réponses à une parole :
− Une parole qui leur parle
au plus profond de leur être: Marie reconnaît avec reconnaissance la voix de
Celui qui «s’est penché sur son humble servante» (LCD.1,48); Marie, à son tour,
se rend visite à Bernadette et lui parle dans son propre dialecte.
− Une parole qui les respecte
dans leur dignité; Marie rappelle que «le Tout Puissant a accompli de grandes
choses pour moi»; Bernadette rappelle que sa visiteuse si belle «qu’elle l’a
considérée comme une personne».
− Une parole qui les envoie
en mission vers d’autres.
Il est facile de reconnaître
dans l’histoire de Marie et de Bernadette, les caractéristiques principales
d’une vocation conforme à la Parole de Dieu:
En chaque vocation biblique, l’initiative
vient toujours de Dieu. Yahvé choisit le peuple d’Israël parce qu’Il l’aime (Dt 7,6-8). Ce
ne sont pas les disciples qui choisissent Jésus mais bien Jésus qui les choisit
(Jn 15,16; Mc 3,12). Une vocation est profondément personnelle. Dieu
connaît et appelle des hommes et des femmes par leur nom.
L’appel personnel de Dieu
exige une réponse.
Du point de vue de Dieu, la
vocation est toujours un don gratuit : Dieu choisit qui Il veut (cf. Mal 1, 2);
le destinataire de la vocation reste libre et il peut la refuser comme c’est le
cas du jeune homme riche (cf. Mt.19, 21-22).
De façon étonnante, Dieu ne
choisit pas les grands et les puissants de ce monde pour réaliser son plan de
Salut. Tout au contraire, l’Ecriture nous montre avec insistance une nette
préférence de Dieu pour les petits, ceux qui sont si facilement méprisés. Israël
est la plus petite de toutes les nations (Dt 7,7). Dieu s’est penché sur son
humble servante (Lc 1, 48). Dieu choisit «ce qui est fou dans le monde pour
confondre ce qui est sage, et… ce qui est faible dans le monde pour confondre
ce qui est fort,… et les humbles et méprisés de ce monde, ceux qui ne comptent
pour rien, pour réduire à néant ceux qui sont quelque chose » (1 Cor
1,27-28).(5)
Comme un pèlerin, lorsque je réfléchis sur la nature de la
vocation en contemplant les icones de Marie et de Bernadette, je suis conduit à
trois considérations. D’abord, j’aimerais vous inviter à vous demander quel
conseil évangélique pourrait être le plus important pour les
religieux/religieuses en Afrique aujourd’hui. Ensuite il faudra approfondir la
différence qui existe entre une vocation et une profession ou une carrière. Et
enfin, nous nous demanderons comment nous pouvons faire perdurer l’amour.
Le vœu central ?
Est-il utile de mettre en
évidence un vœu qui aurait une valeur particulière pour la vie religieuse, en
cette seconde décade du XXIe siècle? Si c’est le cas, lequel? Quand on
considère le témoignage évangélique des vœux dans le contexte actuel, on
pourrait prétendre que la chasteté religieuse a une valeur de témoignage fort,
compte tenu des scandales publics causés par les abus sexuels commis par ci et
par là, mais aussi compte tenu de la réduction de la sexualité à un simple
besoin biologique, en réponse à une pulsion. Par ailleurs, vu la préférence
dans notre style de vie pour les laissés pour compte et les pauvres, les
religieux/ses veulent mieux comprendre et vivre avec plus de cohérence le
conseil évangélique de la pauvreté. Cependant, je prétends que l’obéissance joue
un rôle décisif fondamental dans la vie apostolique des religieux aujourd’hui.
C’est pour ainsi dire un
cliché d’affirmer que nous vivons dans un monde en mutations rapides, mutations
qui touchent l’Eglise et les ordres et congrégations religieux. Notre époque
est appelée période de transition et est marquée par de «grands progrès dans
les sciences et les technologies ainsi que par des moyens de communication
puissants qui parfois colonisent notre esprit».(6) Il y a l’expérience ambiguë
de la mondialisation qui nous rend inter-dépendants en même temps qu’elle mine
les identités culturelles spécifiques et particulières. Mais notre époque est
également un moment de kairos où nous découvrons avec étonnement que le
Dieu qui parle est «le Seigneur de l’histoire».Nous faisons l’expérience d’une
soif et
d’une crise du sens qui
ouvrent des voies pour des milliers de propositions et de promesses».(7)
Même dans cette époque
actuelle de «transition», nos Instituts doivent faire des choix. Toutefois,
parce qu’il s’agit d’une vocation, la vie religieuse ne doit pas suivre ses
propres caprices ni ne peut déterminer les critères qui fixent ses choix à la
lumière de sa seule raison. Au milieu de la cacophonie des voix qui cherchent à
“coloniser” l’esprit des familles religieuses, nous devons distinguer la voix de Celui qui nous a
appelés à Lui et qui nous envoie prêcher, guérir et préparer les lieux qu’Il
veut visiter. (Lc 10,1ss)
L’expérience tumultueuse des
évolutions qu’ont vécues nos familles religieuses au cours des cinq dernières
décennies ainsi que les changements du monde exigent aujourd’hui que les
religieux/ses aient des cœurs capables d’écouter et de discerner, des cœurs
libres de suivre les appels de l’Esprit. Voyez-vous à quel point il est
nécessaire d’accorder une attention particulière au vœu d’obéissance ? Mais ce
vœu d’obéissance doit être compris comme un engagement à entrer dans une quête
co-responsable de la volonté de Dieu, conformément au charisme de chaque
famille religieuse.
J’aime penser à notre vœu
d’obéissance dans le contexte radical décrit par Paul VI: «Bien plus qu’une
obéissance purement formelle et légaliste à la loi de l’Eglise ou une
soumission à l’autorité ecclésiale, [l’obéissance] est une disponibilité qui
introduit dans le mystère du Christ, qui, par sa propre obéissance, nous sauve.
C’est continuer Son attitude fondamentale qui consiste à dire Oui à la volonté
du Père».(8) Prise dans ce sens fondamental, l’obéissance est en accord avec la
Parole de Dieu et avec le riche patrimoine spirituel de nos familles
religieuses, elle nous aide à discerner la voix de notre Maître au milieu des
autres voix et à reconnaître le kairos au milieu du chaos de notre temps.
Une question et une réponse
L’Evangile présente un grand
nombre d’«histoires de vocations», qui montrent les invitations que Jésus fait,
et ces invitations sont acceptées ou rejetées. Celle que je préfère est tout
l’Evangile de Jean qui commence avec une question et se conclut par une
invitation. Les premiers mots de Jésus sont «Que cherchez-vous?» (Jn 1,38);
l’Evangile se termine par ces mots à Pierre «Toi, suis-moi» (Jn 21,22).
Contrairement à l’appel des disciples dans les Synoptiques, chez Jean, les
premiers mots de Jésus à André et à l’autre disciple s’adressent à leur désir,
à leurs rêves et leurs idéaux : «Que cherchez-vous ?» l’Evangile est l’histoire
de la rencontre étonnante entre Dieu, qui «a tant aimé le monde», et la faim la
plus profonde du Cœur humain. L’appel à suivre vient après la révélation du
mystère pascal où le plan salvifique du Père est totalement dévoilé.
La quête de Dieu a toujours
été la quête de tout être qui a soif de quelque chose d’Absolu et d’Eternel.(9)
Les grandes traditions religieuses reflètent cette quête, comme la reflètent
d’ailleurs aussi les sociétés sécularisées, dans lesquelles les hommes et les
femmes recherchent un sens, un sens à la vie, à la mort, à l’amour et à la
souffrance sans faire référence à une foi révélée. Comme Paul dans l’Aréopage,
si nous sommes attentifs aux «sanctuaires» que ces sociétés construisent, nous
pouvons discerner beaucoup d’autels dressés au Dieu inconnu “Agnostos Theos”
(cf. Actes 17,23).
Pour les religieux, la quête
d’un sens ultime trouve sa réponse définitive en Jésus Christ. Avec Pierre,
nous confessons «Maître, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie
éternelle. Nous sommes convaincus que tu es le Saint envoyé par Dieu» (Jn.
6,68-69). Pourtant, même quand nous reconnaissons avec joie que «nous avons
trouvé ce que nous recherchions», comme les
disciples le disent avec
enthousiasme à Nathaniel au début de l’Evangile (cf. Jn. 1,41), cette quête se
poursuit.
Notre profession religieuse
est un approfondissement particulier et fécond du baptême, mais
c’est encore une poursuite de
la quête de Dieu. Quand nous méditons
devant l’image de Jésus
elle
reste toujours la face cachée du Maître,
et donc notre prière est toujours “C’est ta face, Seigneur, que je cherche”
(Ps. 27,8).
Des Pèlerins ou des
Professionnels?
Il y a des manières de vivre
la profession religieuse qui, en réalité, risquent de la réduire à quelque
chose de différent. Par exemple, le risque d’identifier la vocation avec
la profession. Ceci est particulièrement vrai parmi ceux que l’on
appelle les religieux «actifs» ou «apostoliques». Au sens strict, une
profession désigne une tâche ou un service spécialisé, alors qu’une vocation
est un appel qui résonne au plus profond d’un être, à “l’endroit” où la voix de
Dieu peut être entendue. Je vais essayer d’illustrer ce que je veux dire.
Il y a quelques années, je
parlais avec un ami, de son expérience. Il a paru un peu perplexe et triste, et
il a dit : « il semble être plus simple de parler de spiritualité
avec les associés laïcs qu’avec des confrères ». Comme j’avais déjà eu une
expérience analogue avec des communautés, je lui ai demandé, en le mettant
pratiquement au pied du mur, qu’il m’explique davantage ce qu’il voulait dire.
Il m’a répondu qu’il n’était pas certain mais qu’il a l’impression qu’aujourd’hui,
il est très important pour des religieux d’être également des professionnels.
Il s’interrogeait, néanmoins, sur le fait que ce type de professionnalisme
laissait peut-être fort peu de place à la sphère mystique.
Dans les nations
occidentales, quand on parle de “professionnel” cela signifie habituellement
des personnes qui ont fait des études assez poussées, qui sont pour la plupart
des travailleurs salariés, qui jouissent d’une autonomie dans un poste à
responsabilité, d’un bon salaire, et qui ont un travail qui est un véritable
défi même sur le plan intellectuel. Si l’on prend une définition moins
rigoureuse, ce mot peut renvoyer à une personne qui a des compétences
importantes dans un domaine d’activités particulier.(10)
Il est indéniable, selon moi,
que la vie consacrée attache, à juste titre, du prix à certaines valeurs du
professionnalisme, telle que la priorité donnée à la formation intellectuelle
de nos membres et également la mise en œuvre de stratégies de management et
d’organisation pour la planification de nos actions et leur évaluation. Même
Jésus recommande que l’on compte les briques et les soldats avant de prendre
des décisions pour bâtir des tours et partir en bataille (Luc 14, 28-33). Nous
avons tous profité de cours lors de notre formation initiale ou permanente. Le
P. Gerald Arbuckle SM a mis en évidence les leçons précieuses que les religieux
peuvent retirer du monde des affaires et beaucoup d’entre nous ont consulté des
penseurs comme Peter Drucker pour aider à ouvrir des voies pour nos
communautés.
Le professionnalisme peut
donc être utile dans la vie consacrée, tant qu’il est en cohérence avec les
valeurs essentielles de notre façon d’être disciples. Ce qui me frappe, c’est
que le
problème surgit quand la vie
consacrée se réduit au professionnalisme, qu’elle ne témoigne plus clairement
de «la seule chose essentielle»(Luc 10,42) ou de la «folie de la Croix» (1 Cor.
1,23). Il y a de nombreuses circonstances qui poussent vers une telle
compréhension réductrice de notre vie religieuse.
Au-delà de la valeur que la
société occidentale accorde aux études, à l’autonomie personnelle et à
l’indépendance financière, il y a aussi une bureaucratisation indéniable de la
vie consacrée, qui touche en particulier les membres en responsabilité. Michael
Holman SJ, Provincial des Jésuites du Royaume Uni jusqu’en 2011, observe que,
durant la domination communiste en Tchécoslovaquie, les autorités avaient
trouvé le meilleur moyen pour saper la foi des chrétiens : on donnait encore et
encore des formulaires à remplir.(11) Vous vous demandez peut-être si vos
administrations générales ou vos diocèses n’adoptent pas la même stratégie! Le
P. Holman souligne qu’aujourd’hui nos prêtres et religieux doivent être formés
à préparer des évaluations de risques, des rapports santé et sécurité, à
participer à des réunions de comité, à gérer des employés, bref ils doivent
être formés pour que de telles tâches deviennent des moyens au service de la
mission et non une cause de désillusions.(12)
N’est-il pas en fait facile
de perdre de vue la mission au milieu de toutes ces exigences administratives
qui pèsent sur les supérieurs aujourd’hui? En plus de leurs contraintes
administratives, les supérieurs doivent faire face à la pression des besoins
individuels des membres des congrégations. George Wilson, SJ a parlé d’une
tentation particulière qui séduit les personnes en service d’autorité dans la
vie religieuse : être tellement focalisés sur les besoins des individus que
l’ensemble du groupe n’a plus de boussole indiquant la direction. Il décrit la
possibilité d’une Province ressemblant à un groupe de 100 personnes qui descend
une rivière sur un grand radeau. Chaque « passager » est assez satisfait de
l’attention que lui accordent ses supérieurs. Toutefois, personne ne remarque
que l’entreprise dans son ensemble est en train de prendre l’eau alors qu’elle
arrive vers les chutes Victoria !(13)
Il y a des tensions qui sont
essentielles à une vie authentiquement humaine. Sans tension, on ne peut pas
tenir debout, marcher ou chanter. Je me demande si une tension vitale pour la
vie consacrée n’est pas en train d’être assumée d’une manière qui neutralise
lentement l’énergie de nos charismes respectifs. Je décrirais cette tension
comme la relation dynamique entre ce que nous pouvons et ce que nous devrions
faire. Des stratégies de management, ainsi qu’une fragmentation croissante
parmi nos membres, peut nous conduire à considérer seulement nos limites plutôt
que d’imaginer de nouvelles possibilités.
Un pragmatisme réaliste est
certainement une qualité utile mais, si nous voulons être fidèles à notre
appel, ce pragmatisme doit accepter d’être mis au défi par les exigences de la
Parole de Dieu autant que par les exigences du projet charismatique particulier
de notre famille religieuse. L’utilisation de stratégies et de moyens pour
faire de la planification, du management et de l’évaluation peuvent mener à une
stérilisation bien ordonnée de la mission, si ces outils sont utilisés sans
être mis en tension avec un idéal qui représente une prise de risque,
apparemment improductive et, pour faire bref, pas du tout professionnel. Jésus
ne nous conseille pas seulement de compter les briques et les soldats mais
aussi les brebis; toutefois, ces dernières doivent être comptées selon un mode
de calcul pas très rationnel qui fait que le berger doit laisser les 99 brebis
pour partir à la recherche d’une seule (Mt 18,12). Que dirait l’économe
provincial? Les petites embarcations de nos provinces et de nos monastères ne
sont pas faites pour la plage, où chacun de nous s’occuperait à réparer les
filets. Nous appartenons à des eaux profondes et dangereuses pour y être en
quête d’une prise (Lc 5,4).
Comment faisons-nous perdurer
l’amour ?
Il y a plusieurs années, j’ai
lu un roman qui par ailleurs ne méritait même pas que l’on s’en souvienne, mais
dont l’intérêt était une vantardise formulée par l’auteur dans la préface du
livre. L’écrivain informait son lecteur que le
roman lui apprendrait comment on peut faire perdurer l’amour. J’ai lu le roman mais,
lorsque je suis arrivé à la fin de l’histoire, j’avais l’impression que la
promesse qui avait été faite n’était pas tenue. Toutefois, lorsque je tournais
la dernière page, je découvrais un dernier mot de l’auteur, imprimé sur le dos
du livre. Le message disait à peu près cela: « Cher lecteur, probablement
que vous n’avez pas compris mon message. Si vous voulez faire perdurer l’amour,
vous devez vous souvenir de deux principes, et le second est plus important que
le premier. Le premier, il n’est jamais trop tard pour avoir une enfance
heureuse. Le second, le secret est le mystère. Dès l’instant où vous pensez que
l’amour vous est acquis, dès l’instant où vous croyez qu’il vous est dû dans la
vie, dès l’instant où l’objet aimé devient comme un meuble dans votre maison –
sauf qu’il ou elle se déplace un petit peu – alors votre amour commencera à
mourir parce que le mystère n’existera plus. »
On ne peut pas réduire une
vocation à l’appel initial de Dieu et, encore moins à la simple réponse d’un
être humain. Une vocation, c’est un dialogue permanent entre Dieu et l’homme ou
la femme. Tout comme un mariage ne peut pas être réduit à la première
déclaration d’amour, à la période des fiançailles, voire même à l’échange des
engagements ; une vocation religieuse est réellement une histoire d’amour qui
devrait durer toute la vie.
La grâce de la persévérance
dans sa vocation, c’est cette volonté de poursuivre un dialogue d’amour où
l’invitation, que Jésus nous fait de Le suivre, demeure comme l’étoile polaire
qui dirige le cours d’une vie. De là vient l’insistance de l’Eglise sur le fait
que la vie religieuse, qui est née de l’écoute de la Parole de Dieu, doit
embrasser la suite du Christ, présentée dans les Evangiles, comme sa règle
suprême de vie.(14)
Lors des toutes dernières
Journées Mondiales de la Jeunesse, célébrées à Madrid avec Benoît XVI, il a
rappelé à son auditoire de jeunes religieuses qu’ «une vie consacrée à la suite
du Christ, dans sa chasteté, sa pauvreté et son obéissance, devient une
‘exégèse’ vivante de la Parole de Dieu. … Chaque charisme et chaque règle
trouve dans cette Parole sa source et cherche à l’exprimer, ouvrant ainsi de
nouveaux chemins de vie chrétienne marqués par la radicalité de l’Evangile ».(15)
La nature de la vocation,
comprise comme un dialogue qui perdure et comme une vie qui puise sa force dans
l’Evangile lui-même, exige que les religieux et religieuses restent dans une
relation continue avec La Parole de Dieu. C’est une condition sine qua non pour
maintenir le dialogue d’amour qui définit une vocation. C’est aussi une
exigence pour que les religieux participent à la tant désirée «nouvelle
évangélisation». L’exhortation apostolique Vita Consecrata explique :
«Si on veut affronter avec succès le grand défi que l’histoire moderne pose à
la nouvelle évangélisation, ce qui est requis par dessus tout, c’est une vie
consacrée toujours ouverte et prête à relever les défis lancés par la parole
révélée et par les signes des temps».(16)
J’ai l’impression que la vie
des instituts religieux donne une priorité croissante à la Parole de Dieu dans
leur vie personnelle et communautaire. Pour les religieux aujourd’hui, le
dialogue avec la Parole est constitutif de la vie spirituelle, illumine [leur]
discernement, critique leur
style de vie, les appelle à la conversion,
renforce la communion, éclaire les décisions fraternelles qui concernent la vie
communautaire et la mission et soutient le service d’autorité».(17) Les
religieux accomplissent un effort concerté, pour que le dialogue continu
d’amour avec le Mystère, se
poursuive, confiants que là est le secret pour faire perdurer. .
Le Cardinal Carlo Maria
Martini a fait remarquer dans un texte célèbre :
« Le monde a besoin de
personnes qui soient contemplatives, capables de discernement, attentives et
courageuses. Cela demandera que, de temps à autre, on fasse des choix nouveaux
et inhabituels. Cela exige une qualité d’attention et de mise en évidence des
enjeux qu’il n’est pas possible d’avoir si l’on se laisse guider par la seule
habitude ou en suivant l’opinion du grand nombre. Mais c’est en écoutant la
parole du Seigneur et en percevant l’action mystérieuse du Saint Esprit dans le
cœur des hommes qu’on peut l’acquérir. »(18)
Autrement dit, le monde a
besoin de femmes et d’hommes qui peuvent percevoir la grâce du don de Dieu, qui
les appelle à Lui et puis les envoie de par le monde. Des femmes et des hommes,
qui «agissent au nom de la Parole et qui ne se contentent pas de l’écouter»
(Jacques 1,22). Des femmes et des hommes qui, comme Marie, notre mère et notre
modèle dans la foi, vont conserver précieusement les signes des temps «dans
leurs cœurs», c’est-à-dire, au plus profond de leur être, là où la voix de Dieu
se fait entendre. Des femmes et des hommes qui savent comment faire perdurer
l’amour.
__________________________________________________________________________
1 Vatican II, Constitution
Dogmatique sur l‟Eglise Lumen Gentium (1964), 1, 48; Constitution
Pastorale sur l‟Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et Spes (1965),
45, 57, 58; Jean Paul II, encyclique Dives in Misericordia (1980), 13.
2 Jean Paul II, Exhortation
Apostolique, Vita Consecrata (25 Mars 1996; dorénavant VC), 19.
3 Benoit XVI, Message pour la
49e Journée Mondiale de Prière pour les Vocations (29 Avril 2012), (Vatican: 18
Octobre 2011).
4 Luis González Quevedo,“Vocación:
vocación en la biblia”dans Diccionario Teológico de la Vida Consagrada,
Ángel Aparicio y Juan Canals (eds.),(Madrid: Publicaciones Claretianas: 2009),
1864.
5 Ibid., 1826
6 Congrès International sur
la Vie Consacrée, Document Final Qu’est-ce que l’Esprit dit à la Vie Consacrée?
(Rome, Novembre, 2004), n. 2.
7 Ibid.
8 Paul VI, Discorsi al Popolo
di Dio 1966-1967 (Rome: Studium, 1968) 119.
9 Congrégation pour les
Instituts de Vie Consacrée et Sociétés de Vie Apostolique, Instruction Le
Service de l’Authorité et l’Obéissance: Faciem tuam, Domine, Requiram, (Cité
duVatican 2008), n. 3
10 cf. citations sur
http://en.wikipedia.org/wiki/Professional#cite_note-Gilbert-0 .
11 Michael Holman,“Vocations in an ever-changing world”in The Tablet,19
Juin 2010, p.15.
12 Ibid.
13 George Wilson, SJ, “Leadership or
Incumbency”,http://gbwilson.homestead. com/Leadership or_incumbency.htm
14 Vatican II, Décret sur la
renovation et l‟adaptation de la Vie Religieuse Perfectae Caritatis (Octobre
25, 1965), 2.
15 Benoît XVI,Discours
prononcé au Monastère de San Lorenzo de El Escorial,19 Août 2011.
16 VC, 81.
17 Nicoletta Spezzati, ASC,
interview dans L’Osservatore Romano, (2 février 2012); ma traduction.
18 C. M. Martini, “L‟uso
pastorale della „lectio divina‟”, dans Comunione nella Chiesa e nella società
(Bologna, Dehoniane, 1991), 635-647; ma traduction
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